Un avocat peut-il divulguer le mot de passe de sa « signature numérique » à son adjoint(e)?
Par Antoine Guilmain
Voilà un titre qui devrait diviser.
L’avocat ayant un peu de bouteille balayera instinctivement la question d’un revers de main, en se réconfortant : « mon adjoint(e) a toujours signé(e) en mon nom, aucune raison que cela ne change ».
L’avocat en devenir, quant à lui, prendra le temps de lire (et relire) le tout, en se disant : « tiens, tiens… c’est bien le genre de sujet qui pourrait tomber à l’examen de déontologie de l’École du Barreau ».
L’avocat dans ses jeunes années, finalement, devrait prendre la question au sérieux, car « les technologies de l’information modifient toujours plus la pratique du droit, mais aussi les formes de l’acte de signer ». C’est en tout cas la position du Comité Technologie de l’information du Jeune Barreau de Montréal qui a décidé, en vue de la conférence annuelle Legal IT (édition 11), d’attirer votre attention sur certains techno-enjeux de la signature.
De quoi parle-t-on exactement?
On parle tous azimuts de signatures manuscrites, électroniques, biophysiques, numérisées, numériques, etc. Et, pour simplifier la donne, cette liste n’est ni exhaustive ni définitive.
Rassurez-vous, ceci ne sera pas un exposé magistral sur les différents types, catégories et fonctions de la signature; une étude du Centre Canadien de Technologie Judiciaire a déjà bien fait le tour de la question. À nos fins, nous aimerions seulement vous sensibiliser sur trois types de signature apposée par un procédé technologique, dont on parle souvent sans jamais vraiment savoir comment les dissocier :
- La signature électronique est « une marque conservée sur un support électronique » qu’une personne utilise pour signer un document. On comprend alors qu’il s’agit d’une définition générique qui englobe une grande variété de situations : en inscrivant mon nom à la fin d’un courriel, en cliquant sur un bouton « J’accepte », ou en saisissant mon nom dans un fichier PDF sous la section « signature », je signe en fait électroniquement.
- La signature numérisée (ou scannée) est, quant à elle, une image d’une signature manuscrite prise par un numériseur, et qui peut ensuite être copiée-collée ou utilisée dans tout type de documents.
- La signature numérique, finalement, qui fait l’objet de toute notre attention, est un « procédé d’identification du signataire d’un document électronique, basé sur l’utilisation d’un algorithme de chiffrement, qui permet de vérifier l’intégrité du document et d’en assurer la non-répudiation ». Autrement dit, elle est tributaire d’une cryptographie à clé publique soutenue par une infrastructure à clé publique (Notarius, par exemple). Certains considèrent en ce sens que la signature numérique est un sous-ensemble de la signature électronique, et que c’est un procédé qui n’est pas technologiquement neutre (le chiffrement à clé publique est favorisé plutôt qu’une autre technologie).
La question à l’origine du présent billet devrait maintenant (un peu) s’éclaircir : un avocat peut-il divulguer à son adjoint(e) le mot de passe de sa signature numérique, c’est-à-dire de sa clé de chiffrement?
On ne parle donc pas d’une simple signature en fin de courriel (signature électronique), ou d’une signature copiée-collée dans un document Word (signature numérisée), ou de tout autre façon d’apposer une signature à un document technologique.
Que nous disent les tribunaux?
Depuis 1994, l’article 2827 du Code civil du Québec est venu poser une définition juridique à la signature, à savoir « l’apposition qu’une personne fait à un acte de son nom ou d’une marque qui lui est personnelle et qu’elle utilise de façon courante, pour manifester son consentement ».
Quelques années plus tard, en 2001, la (très intelligible) Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information a précisé, à son article 39, que « quel que soit le support du document, la signature d’une personne peut servir à l’établissement d’un lien entre elle et un document. La signature peut être apposée au document au moyen de tout procédé qui permet de satisfaire aux exigences de l’article 2827 du Code civil ».
Ensemble, ces deux dispositions fixent les fonctions fondamentales de la signature, soit l’identité de la personne et la manifestation de volonté, et ce, en adéquation avec la notion d’équivalence fonctionnelle. Mais surtout, elles témoignent de la grande souplesse dans les formes que peut prendre la signature, ce qui est renforcé par la jurisprudence ancienne et récente. En 2006, la Cour d’appel rappelait d’ailleurs que « le terme “signature”[est] interprété libéralement par les tribunaux ».
Quid maintenant de la signature numérique? Si elle se qualifie assurément de « signature » sur le plan juridique, on ne trouve aucune décision qui viendrait indiquer qu’elle est soumise à un régime différent ou plus particulièrement que les avocats devraient la traiter avec la plus grande confidentialité. La décision Roussel c. Desjardins Sécurité financière, compagnie d’assurance-vie vient seulement indiquer que :
« De plus, l’utilisation de la signature électronique ne dispense pas l’avocat de respecter ses obligations professionnelles à l’égard des procédures qu’il rédige. Le fait qu’un employé puisse apposer la signature plutôt que l’avocat lui-même ne modifie pas sa responsabilité professionnelle. » [nous soulignons]
La Cour du Québec confirme donc le fait qu’un employé puisse « apposer la signature plutôt que l’avocat lui-même », mais seulement dans le cadre générique de la signature électronique; on ne traite aucunement des particularités de la signature numérique.
Par ailleurs, à la lecture de plusieurs décisions, une confusion assez générale semble régner sur la différence entre signature électronique et signature numérique (sus-expliquée), avec l’utilisation d’expressions comme « signature numérique électronique » (2008 QCCS 4722 ou encore 2013 QCCQ 4785). La jurisprudence semble donc de bien peu d’aide pour répondre à la question qui nous occupe.
Et les autres ordres professionnels?
Une telle impasse nous oblige ici à élargir notre compas, ou regarder à l’extérieur de l’ordre professionnel des avocats. Les notaires, les médecins et les pharmaciens, disposent de règles déontologiques propres à l’utilisation de la signature numérique.
L’article 41 du Code de déontologie des notaires vient ainsi disposer que :
« 41. Le notaire ne peut divulguer à quiconque tout code ou marque spécifique pouvant permettre l’utilisation de sa signature numérique ou, plus généralement, de tout autre moyen équivalent permettant de l’identifier et d’agir en son nom. » [nous soulignons]
On trouve d’ailleurs de nombreuses décisions qui sanctionnent cette règle, compte tenu de « l’importance de la signature numérique d’un notaire en ce qu’elle atteste le caractère authentique d’un acte », que « l’importance de la signature numérique est telle que le fait de permettre à son adjointe de l’utiliser justifie une sanction de radiation pour rencontrer les critères de dissuasion et d’exemplarité » (2014 CanLII 16662).
Cette approche suscite au moins deux commentaires. D’une part, en ciblant une technologie spécifique, soit le procédé de signatures numériques, on s’écarte des principes de neutralité technologique et d’équivalence fonctionnelle consacrée par le Code civil du Québec et la LCCJTI. On note d’ailleurs que le législateur fédéral opère également une telle distinction en distinguant dans plusieurs lois et règlements la « signature électronique » (correspondant à notre définition de signature électronique) de la « signature électronique sécurisée » (correspondant à la signature numérique). On peut légitimement critiquer une telle approche, notamment par rapport aux choix du législateur fédéral. D’autre part, on y établit des obligations déontologiques spécifiques en fonction d’une technologie spécifique.
Réponse courte… débat ouvert!
S’il n’y a rien dans la loi, rien dans la jurisprudence, rien dans le Code de déontologie des avocats et les règlements y afférents, tout semble donc indiquer qu’un avocat peut divulguer le mot de passe de sa signature numérique à son adjoint(e).
Néanmoins, rien n’interdit de s’interroger sur cet état de fait, à la lumière des développements antérieurs. Les notaires ont certes un rapport bien particulier avec la signature, puisqu’elle atteste le caractère authentique d’un acte, mais c’est également le cas des avocats. En effet, ils signent certains actes plus ou moins sensibles, notamment en matière testamentaire et de successions. Par ailleurs, les obligations de confidentialité (article 60) et d’identification des documents (article 144) du Code de déontologie des avocats pourraient justifier que l’avocat doive préserver la confidentialité de sa signature numérique, ce qui lui permettrait toujours de divulguer d’autres types de signatures électroniques – moins robustes – à son adjoint(e).
Le débat demeure donc ouvert!
Signé « le Comité Technologies de l’information du JBM »
Nul besoin de qualifier la valeur juridique de cette signature de fin… Qu’il nous suffise de vous rappeler que le Comité Technologies de l’information du Jeune Barreau de Montréal tient à cœur son mandat « d’effectuer une vigie des développements en matière de TI afin de favoriser la contribution du JBM à l’avancement des technologies de l’information dans le contexte de la pratique du droit ».
D’ailleurs, la onzième édition de la conférence Legal IT est un INCONTOURNABLE, à laquelle vous êtes tous conviés, qui se déroulera le jeudi 23 mars 2017 au Centre des Sciences de Montréal.
À vos inscriptions!
Au plaisir de vous y rencontrer, de discuter de signature électronique (et de bien d’autres sujets technologiques!), et surtout de participer ensemble au droit de demain!
L’auteur souhaite remercier Me Patrick Gingras pour les (nombreux…) échanges courriel et (longues…) conversations téléphoniques au sujet du cadre juridique de la signature électronique.
http://www.blogueducrl.com/2017/02/un-avocat-peut-il-divulguer-le-mot-de.html
Ce contenu a été mis à jour le 8 avril 2018 à 14 h 19 min.
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