«Droit à l’oubli»: deux solitudes entre le Québec et le reste du Canada?
Si le droit à l’oubli sonne aujourd’hui comme une quasi-évidence en Europe, il suscite encore de nombreux doutes dans le reste du monde. Plus exactement, c’est l’existence même de ce droit qui ne fait pas consensus au sein d’un même pays. Ainsi, tandis que le Canada semble se rallier à cette idée, la province de Québec fait sécession sur un fond de « Je me souviens »…
Le « droit à l’oubli » est un concept faussement simple. On désigne en substance deux cas de figure, soit la possibilité de supprimer de l’information sur un site Internet (« droit à l’effacement ») et celle de désindexer de l’information sur un moteur de recherche (« droit au déréférencement »). Bien que ces deux composantes concernent la réputation en ligne, elles n’ont pas les mêmes origines ni les mêmes effets. Il est ainsi tout à fait possible que des renseignements personnels soient supprimés d’un site Internet tout en continuant de générer un résultat sur un moteur de recherche, notamment par des sites archivistiques tels que Wayback Machine. De la même manière, le fait de déréférencer une page ou un site Internet d’un moteur de recherche n’équivaut pas à la suppression de cette page ou de ce site à la source.
Les lois et la jurisprudence européennes en matière de protection des renseignements personnels, y compris en France, garantissent aux individus un droit à l’oubli sous ses deux facettes — comme cela ressort de l’arrêt Google Spain du 13 mai 2014 de la Cour de justice de l’Union européenne ou encore de l’article 17 du Règlement général sur la protection des données qui sera directement applicable à partir de mai 2018.
Pendant ce temps, au Canada, on se regarde, on se compare et on se questionne… C’est d’ailleurs dans ce contexte que le Commissariat à la protection de la vie privée du Canada lançait un avis de consultation en 2016 en s’interrogeant ainsi, notamment : « Le droit à l’oubli peut-il s’appliquer dans le contexte canadien et, dans l’affirmative, comment ? » Quelques mois plus tard, le Canada et le Québec semblent prendre des chemins divergents sur cette épineuse question. Alors même que les lois fédérales et provinciales sur la protection des renseignements personnels reposent sur des fondements assez similaires, les autorités de contrôle ne s’accordent pas sur l’existence même du « droit à l’oubli »…
Le « droit à l’oubli » existe au Canada
Dans un projet de position publié le 26 janvier 2018, le Commissariat à la protection de la vie privée du Canada suggère que les lois fédérales en matière de protection des renseignements personnels renferment en l’état une forme de « droit à l’oubli ». Autrement dit, nul besoin de créer un nouveau droit puisqu’une certaine lecture des lois actuelles ouvrirait déjà la possibilité de demander le déréférencement de résultats de recherche ou l’effacement de renseignements à la source.
Si ce rapport se défend de constituer « l’adoption au Canada d’un cadre européen », il faut bien admettre que ces droits sont très proches de la conception européenne du « droit à l’oubli ». Il faut ici souligner que ce projet de position fera l’objet d’un document final à l’issue d’une période de consultation et que le Commissariat exhorte par ailleurs le Parlement du Canada à « examiner […] les facteurs externes, par exemple les effets, sur le caractère adéquat de la protection offerte, de toute différence entre les cadres législatifs canadien et européen quant au contrôle exercé par les individus sur l’information en ligne ».
Le « droit à l’oubli » n’existe pas au Québec
Chez nous, la Commission d’accès à l’information du Québec a estimé dans la décision C.L. c. BCF Avocats d’affaires du 14 avril 2016 que « le droit d’une personne de faire rectifier dans un dossier qui la concerne des renseignements inexacts, incomplets ou équivoques n’est pas de l’ordre du « droit à l’oubli » qui vise à effacer des informations des espaces publics », en ajoutant qu’« il n’est pas certain que ce droit, reconnu en Europe, trouve application au Québec ».
Dans cette affaire, le profil d’une employée avait été effacé du site Internet de son ancien employeur à la suite d’une rupture du lien d’emploi, mais il subsistait encore des résultats dans les moteurs de recherche la liant à son ancien travail. L’ex-employée voyait cette situation comme étant préjudiciable dans son processus de recherche de travail, car « les employeurs chez qui elle postule font nécessairement des recherches sur Internet et ils constatent qu’il y a un lien avec l’entreprise qui doit, selon elle, donner de mauvaises références ». Après une analyse du droit applicable québécois, la Commission en est venue à la conclusion que rien ne permet d’inférer l’existence d’un quelconque « droit au déréférencement » (ou « droit à l’oubli ») au Québec et elle rejeta la plainte.
Au-delà du bilinguisme, c’est la question qui semble se dégager au Québec et dans le reste du Canada concernant l’existence du « droit à l’oubli ». Une telle approche suscite selon nous plusieurs réserves. D’abord, il nous semble qu’un droit s’évalue d’abord selon sa pertinence plutôt que selon son existence, au risque de mettre la charrue avant les boeufs. De plus, compte tenu des répercussions éthiques et sociales de ce « droit à l’oubli », peut-être reviendrait-il au législateur de se prononcer clairement sur la question (en modifiant le droit actuel ou en adoptant une nouvelle loi) plutôt que de se fonder sur une interprétation contestable des lois canadiennes et québécoises actuellement en vigueur. Finalement, et dans la même veine, le droit à l’oubli est un choix de société qui n’est pas anodin, un choix pour l’avenir dans lequel tous les Canadiens et Québécois devraient se reconnaître.
Ce contenu a été mis à jour le 7 avril 2018 à 20 h 10 min.
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