Décision Ville de Ste-Adèle : une demande d’accès à l’information manifestement abusive

Dans la récente affaire Ville de Ste-Adèle c. M.L.[1], la Commission d’accès à l’information du Québec (la « Commission ») a rendu une décision de principe sur la qualification de « demandes manifestement abusives » et l’interprétation à donner à l’article 137.1 de la Loi sur l’accès aux documents des organismes publics et sur la protection des renseignements personnels[2] (« Loi sur l’accès »).

Le présent bulletin visera à ramasser les points saillants de cette décision, en présentant successivement les faits de la cause (1), les arguments des parties (2), la décision de la Commission (3) et nos commentaires (4).

1. Faits de la cause

La requête de la Ville de Ste-Adèle (« Organisme ») concerne deux demandes d’accès formulées par M.M.L. (« Intimé ») :

a) Une demande pour accéder à une série de résolutions de 2004 à aujourd’hui de mars 2016 (« Première demande »),

b) Une demande pour accéder au texte du règlement sur les permis et certificats existant en 2004 et autres renseignements connexes d’avril 2016 (« Deuxième demande »). 

Ces demandes s’inscrivent dans une série de douze demandes d’accès ayant été formulées sur une période d’environ trois mois. L’Organisme allègue que les demandes de l’Intimé « sont teintées de menaces de poursuite et l’Intimé conteste presque systématiquement les réponses données à ces demandes en s’adressant à la Commission »[3]. La preuve démontre que plusieurs litiges opposent l’Organisme et l’Intimé pour des sommes réclamées totalisant 6.6 millions de dollars et ayant engendré environ 150 à 160 correspondances depuis le début de 2016.

De plus, l’Organisme soutient que l’Intimé n’a pas acquitté les frais de reproduction pour obtenir les documents visés par la Première demande.

2. Arguments des parties

L’Organisme considère que l’article 137.1 de la Loi sur l’accès est applicable et que les demandes sont abusives pour les raisons suivantes :

  • La Première demande réitère une demande antérieure d’accès à laquelle l’Organisme a déjà répondu, contient des propos assimilables à une mise en demeure, et a fait l’objet d’une réponse indiquant que les documents sont disponibles moyennant des frais de reproduction qu’il doit acquitter (sans réponse de l’Intimé);
  • La Deuxième demande est « la dernière des nombreuses demandes d’accès formulées par l’Intimé en une courte période de temps et […] elle fait partie de son système visant à “chercher le trouble” et à prendre l’Organisme en défaut »[4].

L’Intimé il indique que l’Organisme ne s’est pas acquitté de son fardeau de preuve et qu’aucun élément ne démontre que ses demandes d’accès revêtent un caractère harcelant, systématique ou répétitif. L’Intimé réitère finalement avoir payé tous les frais de reproduction qui lui ont été demandés par l’Organisme pour l’obtention de documents.

3. Décision de la Commission

La Commission doit ultimement statuer sur l’applicabilité de l’article 137.1 de la Loi sur l’accès, qui se lit comme suit :

137.1. La Commission peut autoriser un organisme public à ne pas tenir compte de demandes manifestement abusives par leur nombre, leur caractère répétitif ou leur caractère systématique ou d’une demande dont le traitement serait susceptible de nuire sérieusement aux activités de l’organisme.

Il en est de même lorsque, de l’avis de la Commission, ces demandes ne sont pas conformes à l’objet des dispositions de la présente loi sur la protection des renseignements personnels.

Cette disposition, constituant une procédure d’exception et recevant une interprétation restrictive[5], a pour objectif de préserver « le fragile équilibre entre l’accès par toute personne aux documents détenus par un organisme public et l’exercice raisonnable de ce droit légitime »[6].

Dans son analyse, la Commission doit déterminer si les demandes en cause constituent un exercice manifestement abusif du droit d’accès, soit par leur nombre, leur caractère répétitif ou systématique ou encore que leur traitement est susceptible de nuire sérieusement aux activités de l’Organisme. Passons en revue ces différents éléments.

a) Demandes manifestement abusives par le nombre 

La Commission souligne l’existence de plusieurs demandes d’accès successives de l’Intimé sur une courte période (une quinzaine en moins d’un an dont treize dans les quatre derniers mois).

b) Demandes manifestement abusives par le caractère répétitif 

La Commission relève le caractère « répétitif » des demandes de l’Intimé, c’est-à-dire leur degré de récurrence concernant le même sujet ou leur réitération en tout ou en partie[7]. En l’occurrence, l’Intimé a réitéré sa Première demande, car insatisfait de la réponse obtenue, en plus d’avoir agi de la même manière quelques semaines plus tôt (en janvier, en février et en mars 2016). Par ailleurs, comme le relève la Commission, cette Première demande s’inscrit « dans une série de demandes d’accès successives de plus en plus détaillées et qui semblent viser à alimenter les nombreux différends entre les parties »[8].

c) Demandes manifestement abusives par le caractère systématique 

La Commission conclut au caractère « systématique » des demandes de l’Intimé, en ce sens qu’elles révèlent une « organisation d’éléments combinés en vue de la réalisation d’un objectif spécifique », une « hiérarchie d’intention de la part du demandeur »[9]. En effet, la Commission relève que les demandes de l’Intimé en suscitent toujours de nouvelles, à l’image d’un effet « boule de neige ». Les extraits suivants de la décision méritent à cet égard d’être reproduits :

[58] Cette demande s’inscrit également dans le « système » du demandeur, démontré par la preuve entendue en l’espèce, qui consiste à formuler systématiquement des demandes d’accès, dont plusieurs ressemblent à des parties de pêche, dans le but de trouver une faille à exploiter, une personne responsable à blâmer ou un recours ou une contestation à intenter.

[59] Bien qu’il ne soit pas contraire à l’esprit de la Loi sur l’accès de demander à un organisme divers documents dans le but d’évaluer les décisions prises, les gestes posés et, de manière plus générale, qu’il rende des comptes sur une situation donnée, ce droit ne peut être exercé de manière excessive et manifestement abusive, comme l’a indiqué le législateur en adoptant l’article 137.1 de la Loi sur l’accès. Parmi ces abus, on retrouve notamment le fait de formuler sans relâche des demandes d’accès avec une intention manifeste de nuire à l’organisme ou encore de manière envahissante et dans un but étranger aux objectifs que veut atteindre la loi et non conforme à son esprit. De telles demandes sont manifestement abusives par leur caractère systématique.

d) Attitude belliqueuse et méprisante de l’Intimé 

La Commission prend également en compte « l’attitude belliqueuse et méprisante de l’Intimé envers le personnel de l’Organisme [qui] s’est traduite également dans ses nombreuses demandes d’accès »[10]. Effectivement, les demandes de l’Intimé incluent généralement des mises en demeure, des reproches, des accusations ou des insinuations d’incompétence du personnel de l’Organisme. La Commission ajoute même qu’elle « a été témoin de cette attitude lors de l’audience, alors que l’Intimé a multiplié les objections à la preuve de l’Organisme, s’est acharné lors du contre-interrogatoire [du représentant de l’Organisme], a refusé de collaborer à son propre contre-interrogatoire, a insisté pour interroger le procureur de l’Organisme sur les motifs justifiant la présente requête et a argumenté sans cesse avec la Commission »[11].

De plus, selon la Commission, la preuve prépondérante démontre que l’Intimé n’a pas acquitté les frais de reproduction demandés pour deux de ses demandes d’accès et n’est pas allé chercher les documents préparés pour lui. Au bout du compte, compte tenu de tout ce qui précède, la Commission statue que les demandes de l’Intimé sont manifestement abusives et l’Organisme est donc autorisé à ne pas en tenir compte.

4. Commentaires

Cette décision constitue un apport majeur pour interpréter la portée et la finalité de l’article 137.1 de la Loi sur l’accès : la Commission donne une autre illustration du caractère « répétitif » d’une demande, condamne l’effet « système » de demandes d’accès, prend en compte l’attitude belliqueuse et méprisante d’un demandeur d’accès, tout en indiquant que ce type de requêtes ne sont pas soumises à une forme particulière. Il est intéressant de noter que le comportement abusif dans le processus de révision devant la Commission d’accès à l’information pourra être considéré comme confirmation du caractère abusif.

Plus fondamentalement, c’est peut-être un enseignement assez simple que lance la Commission aux demandeurs d’accès : « n’abuser de rien, sauf de la modération ».
 


 

 

[1] Ville de Ste-Adèle c. M.L., 2017 QCCAI 27.

[2] Loi sur l’accès aux documents des organismes publics et sur la protection des renseignements personnels, RLRQ c A-2.1.

[3] Ville de Ste-Adèle c. M.L., 2017 QCCAI 27, para 11.

[4] Ibid. para 29.

[5] Association professionnelle des ingénieurs du gouvernement du Québec c. Procureur général du Québec, 2002 CanLII 34559 (QC CQ), para 21.

[6] Ste-Catherine-de-la-Jacques-Cartier (Ville de) c. P.B., 2012 QCCAI 227, para 52.

[7] Ste-Catherine-de-la-Jacques-Cartier (Ville de) c. P.B., 2012 QCCAI 227, para 63.

[8] Ville de Ste-Adèle c. M.L., 2017 QCCAI 27, para 54.

[9] Ibid. para 42.

[10] Ibid. para 63.

[11] Ibid. para 63.

Ce contenu a été mis à jour le 7 avril 2018 à 18 h 05 min.